DISCOURS PRONONCÉ SUR LA TOMBE DE RILKE – 24.06.1996

DISCOURS PRONONCÉ SUR LA TOMBE DE RILKE – 24.06.1996

12 janvier 2018 Non Par Me Gaston Vogel

Dans son essai « der späte RILKE », Dieter Bassermann dit des choses essentielles que je voudrais mettre en exergue à l’approche d’une possible explication de l’épitaphe qui est devant nous et qui échappe à notre entendement immédiat. – Il faut une initiation et une bonne dose d’intuition pour saisir.

Ce qui suit n’est qu’un faible, très faible approche d’une mystérieuse pensée poétique qui a grandi dans l’immense espace sidéral intérieur de Rilke.

Die Unabsehbarkeit, die Grenzenlosigkeit aller wahrer Dichtung erschließt sich immer neu aus der Unverbrauchtbarkeit der aus dem Unbewussten entstiegenen Bilder und Wortgefüge, die zu jenen Dingen werden, von denen es in den Sonetten heißt: „Nähme sie einer ins innige Schlafen und schliefe tief mit den Dingen… o wie käme er leicht , anders zum anderen Tag, aus der gemeinsamen Tiefe“.

Darin beruht dieser Dinge Unergründlichkeit, ihr offenbares Geheimnis.

Darum ist es recht, dass sich das Dichtwerk jeder noch so gründlichen rationalen Deutung immer entzieht“.

La rose est cette fleur énigmatique qui a hanté Rilke sa vie durant et a été si puissamment présente dans le noyau même de sa mort.

En 1926, il attendait à Muzot Nimet Elouï Bey… il l’attendait en cueillant des roses qu’il voulut lui offrir.

Une épine le blesse.

La blessure insignifiante fut le premier symptôme d’une leucémie dont il devait mourir le mercredi 29.12.1926 au matin.

La rose embaume toute l’œuvre du grand poète qui avait l’habitude de distinguer l’églantine de la fleur pleine : « Die antike Rose war eine einfache Eglantine, rot und gelb, in den Farben, die in der Flamme vorkommen. Sie blüht hier im Wallis, in einzelnen Gärten. Man sieht sie selten und es hat mir solchen Eindruck gemacht, sie hier zu finden, Weil – dieses die Rose der Antike war, und die Rose Persiens… mit einfachem Kelch und in den Farben der entfachen, freudigen, rein gespeister Flamme… »

Par opposition à l’églantine „denen im Altertum warst du ein Kelch mit einfachem Rand“ il célèbre la „gefüllte Rose“ die volle, zahllose Blume, der unerschöpfliche Gegenstand.

Dans une lettre datée de Capri il évoque „le tiefes Ausruhen, sie liegt ganz auf dem Grunde ihres Namens… dort, wo er ganz dunkel wird…“ puis cette phrase si symptomatique déjà pour le contenu de l’épitaphe que nous interrogeons: … gleichsam ganz beschäftgit mit dem Genuss des eigenen Gleichgewichts. “

Ce qu’il admire dans la rose c’est sa manière généreuse de s’épanouir: „lautloses Leben, Aufgehen ohne Ende, Raum-brauchen, ohne Raum von jenem Raum zu nehmen, den die Dinge rings verringern“.

C’est une éclosion sans fin et dans le silence absolu – une pétale après l’autre quitte le tendre naos, et s’expose sans protection au monde extérieur. La rose ne conquiert aucun espace ; elle crée son propre espace.

Rosenraum geboren in den Rosen… Rilke parle d’un « angelischen Raum, in dem man sich still hält“. Un espace obtenu sans heurts dans la paix totale… avec complicité „der Dinge“.

Die Rose öffnet sich schutzlos, sie gibt reines preisgegebenes Inneres.

Sa finalité: die Welt da draußen in eine Hand voll Inneres zu verwandeln.

Et c’est ici qu’il faut trouver un des messages essentiels repris dans la neuvième élégie, à savoir transformer le monde extérieur, perçu grâce au médium de la création poétique, en quelque chose d’invisible ;

Die Welt da draußen

Und Wind und Regen und Geduld des Frühlings

Und Schuld und Unruhe und vermummtes Schicksal

Und Dunkelheit der abendlichen Erde

Bis auf der Wolken Wandel, Flucht und Anflug

Bis auf den vagen Einfluss ferner Sterne.

Tout comme la rose le poète doit ouvrir son cœur sur le monde avec la même « Rückhaltlosigkeit » afin qu’on puisse dire de son œuvre : « nun liegt es sorglos in den offenen Rosen ».

La Rose devrait être un symbole directeur pour l’homme, car elle lui enseigne une détermination infinie (eine unendliche Entschlossenheit) dans un total détachement (eine völlige Gelöstheit).

Dans l’ouverture de la rose sur un extérieur infini on ne trouve trace d’une tension, d’une angoisse, d’un refoulement de crainte devant le danger – Rien de tel – « Völlige Gelöstheit » –

Dans les sonnets à Orphée Rilke s’adressant à l’humanité a ces vers pleins d’amertume pour une fausse compréhension de l’être : « Alles will schweben. Da gehn wir umher wie Beschwerer, legen auf alles uns selbst, vom Gewichte entzückt“.

Oui c’est en cela que l’homme est inférieur aux roses; lui il ne sait pas se donner contrairement à elles:

« Diese offenen Rosen,

Diese sorglosen, sieh:

Die sie lose im Losen

Liegen, als könnte nie eine zitternde Hand sie verschütten“.

La rose est ouverte sur toutes les influences cosmiques – elle les intériorise.

Le phénomène de l’ouverture lente et interminable de la rose a fasciné Rilke. Chaque pétale est une paupière, la fleur a mille paupières – ainsi il y a une perpétuité dans le phénomène de l’ouverture – de l’éclosion qui semble vouloir dissimuler un grand trésor.

Und dies: « dass eins sich aufschlägt wie ein Lid,

und drunter liegen lauter Augenlider,

geschlossenen, als ob sie zehnfach schlafend

zu dämpfen hätten eines Innern Sehkraft.

Cette multitude de paupières fait surgir l’idée de sommeil „Schlaf der tausend Rosenaugenlider“, que nous retrouvons dans l’épigraphe.

Elle fait aussi naître l’idée des « Behütens » (protéger).

« Und dies vor allem: dass durch diese Blätter das Licht hindurch muss. Aus den tausend Himmeln filtern sie langsam jeden Tropfen Dunkel, in dessen Feuerschein das wirre Bündel der Staubgefäße sich erregt und aufbäumt“.

Revenons à l’idée du sommeil: La rose n’est pas en sommeil pour suffire à un besoin de repos et en vue d’un prochain réveil.

Elle est tout simplement sommeil – un sommeil per se qui par là-même n’appartient à personne.

Rilke aimait toute expression qui rappelait ainsi l’ainsité des choses des choses :

Niemandes Schlaf…

Ailleurs… niemandes Sohn

Et lors de sa maladie : niemandes Krankheit

Ce n’est pas la rose qui dort, ou quelque chose qui dort dans la rose, non elle est sommeil, « tausenfacher Schlaf in sich selber ».

Le sommeil en l’espèce est le sommeil dans son ainsité – sans connotation personnelle – il n’est le sommeil de personne.

En ce sens la rose est pure contradiction.

L’expression : « reiner Widerspruch » revient souvent dans l’œuvre de Rilke.

REIN = L’état de la perfection sans taches – un cristal sans inclusions.

La contradiction est pure si tout élément accidentel est exclu dans la contradiction – si la contradiction est une fois de plus elle-même, fait partie de la substance des choses et échappe à nos équations parce que la logique humaine ne touche pas à ces racines.

Son ainsité qui est sans nature personnelle.

La pure contradiction inhérente à la rose réside dans le fait que le mouvement vers l’éveil bien que perpétuel n’y aboutit jamais, pour la simple raison qu’il reste centré autour du noyau central « eine in sich selber ruhende Bewegung ».

Cette pensée est en réalité très orientalisante.

Pourquoi cet épitaphe réellement testamentaire sur la tombe de Rilke ?

À plusieurs reprises Rilke met la rose en rapport avec la mort.

Il a des fois la conviction que les décédés continuent à vivre dans les roses.

Les racines des roses plongent dans le monde de la mort.

Leur suc est donc porteur de connaissance supérieure.

N’oublions pas que l’antiquité faisait remonter l’origine de la rose à la mort d’Adonis, l’amant d’Aphrodite dont le sang avait fait naître les premières roses rouges.

La déesse des enfers au triple visage lunaire, est souvent décrite avec la tête ceinte d’une couronne de roses.

L’existence de la fête des Roses, les Rosalia, participant du culte des morts dans la Rome antique est attestée depuis le 1er siècle.

Ainsi la Rose qui est la fleur de l’Amour et donc de la plénitude de la vie est par là-même et nécessairement aussi symbole de Mort car là où la Vie éclate la Mort est toute proche.

Me Gaston Vogel

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