PENSÉE CHINOISE

PENSÉE CHINOISE

19 février 2018 Non Par Me Gaston Vogel

Ce qui fait la différence fondamentale entre la pensée chinoise et la pensée occidentale est l’obsession de la substantialité.

Pour nous c’est une évidence sous-cutanée que quelque chose existe ou plutôt doit exister (doit … parce que sinon tout un monde s’écroulerait) qui soit en permanence et à perpétuité immuable, c’est-à-dire rebelle à toute mutation.

Ce quelque chose s’appelle substance.

Il ne veut pas disparaître dans le tourbillon du chaos.

Il veut être – et être à tout jamais.

Voilà l’obsession de base qui a structuré la pensée – la logique – la philosophie ; c’est-à-dire engendré la nécessité de ramener un sentiment de profonde inquiétude dans le cadre contraignant d’un syllogisme.

En d’autres termes la raison a été sollicitée de tous temps pour trouver la meilleure voie pour anesthésier l’angoisse existentielle, c’est-à-dire la peur de devoir quand-même un jour disparaître.

Et ainsi on s’est mis à construire des vérités enchaînées par des arguments de diamant et de fer.

J’ai toujours cru que c’est dans ce fond obscur, sombre où se mêlent espérances et tourmentes de toutes sortes – des affres serrant la gorge et oppressant la poitrine que sont nés des concepts qu’on a voulus hors du temps : Dieu et l’âme.

L’âme est cette immense illusion qui nous donne la certitude de subsister au-delà des cendres.

Et ce n’est pas par hasard que tous les philosophes anti ou plutôt a-substantialistes ont été soit négligés, soit combattus.

Aristote, le père du substantialisme a dans l’histoire de la philosophie occidentale, un rôle autrement important qu’Héraclite, le penseur du « Panta rhei » – de l’éphémère, du mobilisme universel, du dynamisme de créations sans cesse renouvelées.

Notre intellect et notre imagination ne sont pas à l’aise quand nous lisons chez Héraclite : On ne touche pas deux fois une substance périssable dans le même état, car par la promptitude et la rapidité de sa transformation, elle se disperse et se réunit à nouveau, ou plutôt, ni à nouveau, ni après, c’est en même temps qu’elle se rassemble et qu’elle se retire, qu’elle survient et s’en va.

Aussi les penseurs a-substantialistes ont-ils été de tous temps des marginaux.

Si on porte un regard sur la philosophie grecque on est vite frappé par le fait que tant la pensée de Platon que celle d’Aristote sont marqués comme le relève à juste titre Arthur Koestler dans son livre « Les Somnambules » par la phobie du changement.

On peut retenir, dit-il, comme indice essentiel de la cosmologie de Platon : la peur du changement, le mépris, la haine des concepts d’évolution et de mobilité.

On retrouvera cette attitude pendant tout le Moyen-âge, accompagnée de la même aspiration vers un monde de perfection éternelle, immuable.

C’est dans ce contexte qu’il faut par exemple replacer l’obsession du cercle chez Platon.

Platon était persuadé, pour lui cela avait valeur de dogme, que la forme du monde ne pouvait être qu’une sphère parfaite, et que tout mouvement ne pouvait s’effectuer qu’en cercles parfaits à une vitesse uniforme (Timée 33B-34B).

Koestler commentant cela écrit :

« La tâche des mathématiciens était désormais de mettre au point un système qui ramènerait les irrégularités apparentes des mouvements planétaires à des cercles parfaitement régulièrs. Cette tâche allait les occuper pendant deux mille ans. Platon avait jeté à l’Astronomie un mauvais sort dont les effets durèrent jusqu’au début du XVIIIe siècle, jusqu’au jour où Kepler démontrait que les planètes se déplacent selon des orbites ovales, et non pas circulaires. L’histoire de la pensée n’offre sans doute aucun exemple de persévérance dans l’erreur aussi têtue, aussi estimée que cette malédiction du cercle qui tourmenta l’Astronomie pendant deux millénaires. Ce fut le rôle d’Aristote de promouvoir l’idée du mouvement circulaire au rang de dogme astronomique. »

L’Eglise allait épouser ces théories totalement erronées. – Cela évidemment arrangeait sa vision du monde.

N’oubliez jamais qu’à partir de Platon et d’Aristote les sciences naturelles ont commencé à tomber en disgrâce et en décadence et l’on ne redécouvrira que quinze cents plus tard ce que les Grecs avaient accompli à l’époque de l’Achsenzeit, c’est-à-dire au Vie siècle avant.

Koestler écrit :

« L’aventure prométhéenne qui avait débuté vers 600 avant avait en trois siècles perdu son élan suivit une période d’hibernation qui dura cinq fois autant. »

Au début du XXe siècle l’avènement des grands télescopes nous a fait comprendre que l’astre Terre se perd parmi cent milliards d’étoiles de La Voie lactée, qui se perd à son tour parmi les centaines de milliards de galaxies peuplant l’Univers.

Voilà des points essentiels de l’histoire de la pensée occidentale et des fois j’ai l’impression qu’ils disparaissent dans le marais des gloses globales.

Il faut, surtout pour bien comprendre ce cours, les mettre en exergue. – les jeter dans le creuset de la discussion.

Aristote est un des grands responsables de la défaillance occidentale.

Il a refermé brutalement le couvercle que les Ioniens avaient repoussé pour libérer le monde de sa coquille. – Aristote repousse la terre au centre du Monde et la priva de mouvement.

Nous voilà arrivés au cœur de la substance qui est au-delà de toute mutation.

*

Si donc l’Occident a connu de tous temps la peur du changement et de la contradiction, la Chine ne pouvait imaginer dès le réveil de sa pensée un monde sans changement et un univers sans contraires complémentaires.

L’Extrême-Orient n’a jamais connu le vertige substantialiste – pour lui la réalité n’a toujours été qu’un tissu de relations en mutation permanente.

Si en Occident judéo-grec la non-contradiction fut de tous temps la marque de la cohérence du discours, la contradiction a constamment fait pour la Chine la profondeur du discours.

Le Chinois trouvait normal d’affirmer les contraires :

« Ce qui est Un est Un, ce qui n’est pas Un est également Un. » – un tel raisonnement est aux antipodes de la pensée grecque.

Aristote aurait aussitôt attrapé une indigestion.

Quel est l’énoncé proprement logique du principe de non-contradiction ?

Deux propositions contradictoires ne peuvent être vraies à la fois.

S = P et S # P ne peuvent être vraies à la fois.

Une autre pensée tout aussi paradoxale :

« Il n’y a rien au monde de plus grand que la pointe d’un cheveu. – alors que la montagne Tai est petite. »

C’est une manière délibérément provoquante pour exprimer une idée profonde celle que l’Unité est faite de Multiplicité.

Je voudrais souligner au passage que cette intuition presque congénitale de la réalité a eu son impact indélébile sur les structures mêmes de la linguistique chinoise.

N’est-il pas émouvant de constater que la plupart des propositions chinoises ne savent qu’exprimer un jugement absolument indéfini dans lequel les contraires et les contradictions se juxtaposent et dans lequel l’affirmation et la négation se distinguent à peine.

Ainsi la grammaire ou plutôt la syntaxe chinoise évoque déjà le tout cosmique en perpétuel devenir.

Ceci m’amène à vous exposer de plus près les deux notions de base chinoise qui sont par leur jeu opposé à l’origine de toutes choses.

Je parle du Ying et du Yang.

Ces mots signalent des aspects antithétiques et concrets du Temps et de l’Espace.

Yin évoque l’idée de temps froid – couvert – de ciel pluvieux – il désigne la retraite sombre et froide où pendant l’été on conserve la glace.

Yin se dit des versants ombreux des collines.

Yang éveille l’idée d’ensoleillement et de chaleur… il s’applique aux jours printaniers où la chaleur solaire commence à faire sentir sa force et aussi au 10e mois de l’année où débute la retraite hivernale.

Il désigne les versants ensoleillés des collines, de l’adret, bonne exposition pour une capitale.

Il existe un adage à la base de toute la pensée chinoise.

« Une fois Yin, une fois Yang, c’est là le Tao. »

On suggère ainsi les idées d’alternance et d’opposition qui sont à l’œuvre dans l’Univers.

Yi = mutation

pien = changement cyclique

t’ong = interprétation mutuelle

Le couple Yin-Yang se voit attribuer cette action concertante que l’on imagine saisir au fond de toute antithèse et qui parait présider à la totalité des contrastes qui constituent l’Univers.

Le monde est vu comme une totalité d’ordre cyclique constituée par la conjugaison de deux manifestations alternantes et complémentaires.

Pour les Chinois, écrit le fameux astrophysicien Trinh Xuan Thuan, professeur à l’Université de Virginie, les concepts Dieu et de lois divines régissant le monde n’étaient pas opérants, puis que toute chose dans l’univers résultait de l’interaction du Yin et du Yang.

Il en conclut qu’en Chine la science n’avait pas lieu d’être.

La Chine ignore la notion de substance.

Pour elle tout se résume dans la complexité des rapports changeants entre le Yin et le Yang.

Il est essentiel de retenir qu’il n’existe ni Yang dépourvu de Yin – ni Yin sans quelque trace de Yang.

Ce sont des polarisations impalpables qui engendrent les oscillations sans lesquelles le mouvement ne serait pas.

Et la dialectique incessante de leurs vibrations et de leurs ondulations est le principe dont est tissé la trame du Tao.

*

Nous avons à de multiples reprises insisté sur l’idée de changement qui elle encore est en opposition avec le concept judéo-grec de substance.

Je n’entends pas y revenir.

Retenons seulement que sur ce point en tous cas la pensée chinoise a été infiniment plus proche des sciences exactes que la pensée grecque.

Jusqu’en 1572 l’astronomie occidentale était obnubilée par l’évidence aristotélicienne de l’immuabilité.

En 1572 le jeune Tycho Brahe en observant la constellation de Cassiopée trouvait une nouvelle étoile – la célèbre supernova qui lui fit douter de l’immuabilité aristotélicienne.

Tout comme l’Univers, les étoiles ont depuis le XVIIe siècle perdu chez nous leur substantialité.

Nous savons qu’elles naissent, vivent et meurent.

Leur histoire nous concerne au plus haut point puisqu’elle débouche sur la nôtre.

Nous ne sommes que des poussières d’étoiles.

Les astrophysiciens nous confirment que dans neuf milliards d’années le soleil aura épuisé sa réserve de carburant.

La gravité le comprimera alors à la taille de la Terre.

Il sera nain. – et Dieu dans toute cette chienlit ?

D’abord un nain blanc encore plein de chaleur – puis un nain noir invisible qui rejoindra les innombrables cadavres stellaires qui jonchent l’immensité des galaxies.

Il sera temps pour nos lointains descendants de trouver une colonie de remplacement.

L’Univers du XXe siècle est celui de Big-Bang.

En moins d’un demi-siècle, l’univers statique de Newton (on retrouve toujours le même souci de stabilité par peur du changement) est devenu dynamique, en expansion, rempli de mouvement et de violence.

*

Les travaux les plus récents de physiciens tels que Joliot-Curie, Lawrence, Fermi, Chadwick, Maurice et Louis de Broglie, Niels Bohr et Oppenheimer nous montrent que plus notre investigation tend vers l’intimité secrète de la matière nous nous trouvons en face de paquets d’ondes fuyantes, véritables fantômes de pure lumière doués d’une densité inconcevable, en dépit de leur étrange fluidité.

Des tourbillons d’énergie apparemment plus éthérés, plus irréels que les images évanescentes d’un rêve, dansent perpétuellement au rythme vertigineux de rondes incessantes.

L’univers entier, depuis l’atome jusqu’à l’étoile est littéralement suspendu à cette réalité intensément mouvante.

*

Un mot pour finir : D’aucuns me diront, si la philosophie chinoise était si proche de la pensée scientifique moderne, pourquoi la Chine n’a-t-elle pas connu les grands scientifiques de l’Occident ?

Il s’agit d’un paradoxe auquel l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan répond comme suit :

 » La science ne naquit pas en Chine, qui avait pourtant une technologie beaucoup plus avancée que l’Occident médiéval : la poudre et la boussole par exemple sont des inventions chinoises. Pourquoi ? Peut-être parce que la science ne se développe qu’en fonction de l’idée que les hommes se font de l’univers. Les Occidentaux étaient persuadés qu’un Créateur unique était à l’origine du Monde et que l’univers fonctionnait selon des lois divines bien précises que les hommes devaient découvrir. Pour les Chinois, les concepts de Dieu et des lois divines, régissant le monde n’étaient pas opérants, puis que toute chose dans l’univers résultait de l’interaction du Yin et Yang. La science n’avait pas lieu d’être. »

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Dans Les Somnambules Koestler, après avoir résumé le système cosmologique aristotélicien écrit :

 » L’Univers à deux étages d’Aristote fut remplacé par un édifice très complexe aux multiples appartements superposés ; une hiérarchie cosmique dans laquelle chaque objet, chaque créature avait sa place précise. Ce concept d’un cosmos clos, gradué comme les échelons de la fonction publique resta en vigueur pendant près e 15 siècles. Un univers mandarin. Durant des siècles, la pensée européenne fut plus proche de la philosophie chinoise que de son propre passé. »

Cette phrase repose sur une grave erreur de raisonnement.

Koestler se perd dans des analogies inadéquates.

Il constate une similitude entre la superposition des divers étages cosmiques et le principe hiérarchique qui est à la base de l’administration chinoise.

Cette similitude purement accidentelle le conduit par un raisonnement d’analogie pêchant par équivoque à l’affirmation biscornue que la pensée européenne eût été principalement chinoise en matière cosmologique.

La cosmologie aristotélicienne repose sur le principe de la hiérarchie ;

La société chinoise est structurée selon le principe de la hiérarchie ;

Donc la cosmologie aristotélicienne est de pensée chinoise.

C’est un paralogisme – para (fane) – logismos (raisonnement).

La différence entre le paralogisme et le sophisme réside dans le fait que le premier est involontaire.

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