Extrait de L’Essence Précieuse dans l’oeuvre de Proust

Extrait de L’Essence Précieuse dans l’oeuvre de Proust

10 mars 2020 Non Par Me Gaston Vogel

AVANT-PROPOS

Proust est incontestablement le génie littéraire du XXème siècle, Il n’a, hormis Dostoïevski, son pareil nulle part.

Les deux écrivains se trouvent dans un lien de parenté aussi étroit qu’étrange. 

Ils exploreront au seuil des temps modernes l’univers sidéral intérieur – ce monde où 

‘¹’-l’espace est fait de notre sang. « On les voit errer l’un à l’ombre de Dieu, lui sans Dieu, dans les artères de la cité souterraine, et ramener à la surface des trésors inconnus jusque-là.

Aussi, n’est-il pas étonnant de voir Proust évoquer dans la Recherche à plusieurs reprises Dostoïevski. Il admirait en lui le grand créateur, ouvrant sous le regard ahuri du lecteur des « puits excessivement profonds ». Il évoque la beauté secrète de son œuvre, une beauté qui lui rappelait Ver Meer.

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La Recherche est d’un abord difficile.

On ne peut en effet pénétrer l’œuvre immense qu’il nous a léguée qu’en la lisant avec une attention constamment soutenue, plume à la main, phrase après phrase.

Elle recèle un univers de signes qui se suivent à une cadence effrénée. Le lecteur devra les décrypter, les interpréter, les traduire.

‘²’Le mot « signe » selon Gilles Deleuze est “un des mots les plus fréquents” de la Recherche, notamment dans la systématisation finale qui constitue le Temps retrouvé.

Et l’auteur d’ajouter que la « Recherche se présente comme “l’exploitation des différents mondes des signes, qui s’organisent en cercles et se coupent en certains points”.

C’est ce qui fait que l’œuvre requiert un permanent effort d »égyptologue », c’est-à-dire de déchiffreur.

La lecture n’en est rendue que d’autant plus exténuante, mais tout autant exaltante.

La Recherche est par ailleurs parsemée d’aphorismes, de maximes, de réflexions philosophiques qui font que Proust et Montaigne se trouvent dans un tel lien de parenté 

‘³’-que Jean-François Revel a pu écrire dans son « Sur Proust » que tant pour Montaigne que pour Proust, “il ne s’agit pas de construire une vision de l’homme, mais de le voir, et pour cela d’écarter les obstacles qui empêchent de le voir”.

Pour les deux vaut la disponibilité à faire « taire l’appétit d’expliquer, de juger, de comprendre trop vite, pour laisser affleurer l’événement psycho-physiologique et lui accorder le temps de se dégager pour l’écouter en le déformant le moins possible. »

Dans le « Temps retrouvé » nous lisons que les excuses ne figurent pas dans l’art, les intentions n’y sont pas comptées, à tout moment l’artiste doit écouter son instinct.

Nous avons choisi comme titre de cette Anthologie « L’Essence précieuse dans l’œuvre de Marcel Proust ».

‘4’-Par essence nous entendons l’essence esthétique. Dostoïevski, évoquant la création littéraire, donnait comme réponse à la question de savoir à quoi se reconnaît la valeur artistique d’une œuvre d’art : « A ce que l’on constate un accord aussi complet que possible entre l’idée artistique et la forme dans laquelle elle est incarnée. »

« Cet accord entre l’idée et la forme est la finalité esthétique qui se constitue, dit l’auteur, en un système abstrait de structures d’ordre esthétique« .

Il est précise-t-il, “le centre de l’essence esthétique, qui est la pénétration de l’ensemble des structures” Proust dans le Temps retrouvé énonce une idée similaire quand il écrit : “la recréation par la mémoire d’impressions  qu’il fallait ensuite approfondir, éclairer, transformer en équivalents  d’intelligence, n’était-elle pas une des conditions, presque l’essence même de l’œuvre d’art telle que je l’avais conçue.

Notre Anthologie se fixe autour de cette essence, une essence faite de signes décrivant le phénomène des moments privilégiés ; la supériorité d’un état où l’objet prend une essence 

‘5’-éternelle. Nous sommes dans un univers à moitié fantastique. “Le genre artistique, écrit Proust, agit à la façon de ces températures extrêmement élevées qui ont le pouvoir de dissocier des combinaisons d’atomes et de grouper ceux-ci suivant un ordre absolument contraire, répondant à un autre type.”

L’Anthologie que nous proposons au lecteur regroupe des récits et des réflexions significatifs.

‘6’-Dans un premier chapitre intitulé « les Fétiches », expression prise de Samuel Beckett, nous

reproduisons soit en entier, soit par larges extraits, les récits où nous assistons à une fabuleuse capture du temps. Nous voyons comment Proust obtient, isole, immobilise – la durée d’un éclair – ce que d’ordinaire l’homme n’appréhende jamais – « un peu de temps à l’état pur » – Le bruit de la cuiller sur l’assiette, l’inégalité des dalles, le goût de la madeleine, l’odeur de moisi des lavabos, Francis le Champi – tant d’instants affranchis de l’ordre du temps, comme il l’explique dans le Temps retrouvé.

Beckett en évoquant ces éclairs de perception, immédiat et fortuit, parle d’un procédé qui 

tient d’un animisme intellectualisé. Il dresse la liste de ce qu’il appelle les fétiches. 

Ils sont au nombre de onze.

Nous proposons au lecteur ces pages d’une intensité prodigieuse où la démarcation entre le présent et le passé cèdent sous l’éclair éblouissant de l’instant.

Soudain nous vivons l’éternel dans l’instantané. C’est le cadre où se réalise et s’affirme le personnage  qui se situe dans le monde de la psychologie poétique.

Dans un deuxième chapitre, nous reproduisons des récits qui nous ont particulièrement émus. Nous suivons le poète « dans sa traversée des cercles d’un enfer de soufre et de poix » – Il nous 

‘7’-met sur les précipices d’un univers où on entrevoit « les zones de la pensée limitrophe du non-être« .

Ces récits qui nous proviennent du “riche bassin minier, à étendue immense et fort diverse de gisements précieux”² nous font passer des mirages des demi-sommeils, aux réveils brusques, du réveil au rêve, du sommeil à l’insomnie ou aux cauchemars. On est entouré de merveilleux et 

‘8’-d’indications électriques, sismiques. Proust évoque « une algèbre de la sensibilité« .

Dans un troisième chapitre nous abordons la pensée, ou plutôt les pensées de Proust – 

et nous admirons sa puissances d’analyse.

La pensée est païenne en ce sens qu’elle est soustraite à la hantise de la culpabilité. 

Aucune pensée monolithique. Elle est polyvalente, ouverte à tous les horizons, fermée sur aucune possibilité ou éventualité. Elle est universelle, non éthique, elle ne juge pas, elle ne connaît pas de tribunal moral, elle ne recherche aucune vérité dans le sens traditionnel que ce concept a en philosophie classique.

François Mauriac, dans ses écrits intimes, constate non sans une certaine amertume « la terrible absence de Dieu » dans l’œuvre de Proust. « La conscience humaine » dit-il en est absente. « Aucun des êtres qui la peuplent ne connaît l’inquiétude morale, ni le scrupule, ni le remords, ni ne désire la perfection« .

C’est pourtant tout cela qui rend cet écrivain si fascinant et fait qu’il est, pour citer Mauriac, le plus pénétrant moraliste qui ait jamais été dans aucune littérature.

La pensée de Proust  s’exprime en aphorismes, maximes, réflexions d’une richesse étonnante – un feu d’artifice comme on le connaît dans l’œuvre de Nietzsche. Nous avons retenu au fur et à mesure de nos lectures, les pensées qui nous semblaient rendre au mieux  la complexe personnalité d’un auteur qui  observe le monde avec un œil aigu, sans a priori, et avec une force de pénétration qui fait de lui un alchimiste de l’âme humaine.

Le propre de ces pensées, une véritable coulée dans le Temps retrouvé, est qu’elles se laissent extrapoler, isoler du contexte dans lequel elles se trouvent formulées. 

Chacune vaut à titre universel. Elles sont autant de points de repère sur les chemins et sentiers qu’emprunte le cerveau de Proust dans la longue traversée des tréfonds de l’âme humaine.

Des fois, on le voit « se servir d’un télescope pour apercevoir des choses, très petites en effet, mais parce qu’elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un Monde, »

Il se moque de tous ceux qui n’ont pas saisi cette approche hautement intellectuelle d’une réalité qui est inaccessible à la seule pensée logique.

« Là, écrit-il avec une certaine amertume, où je cherchais les grandes lois, on m’appelait fouilleur de

‘9’-détails« .

Nous avions le choix : ou de regrouper ces aphorismes par thèmes,  ils sont innombrables ; le Moi, l’Art, la Vie, l’Amour, l’ Ame, la Jalousie, la Mort, la Vieillesse, l’Habitude…,

les cruautés du Souvenir, la Mémoire, et tant d’autres, ou de les présenter en désordre, pêle-mêle, tels qu’ils surgissent au fil de la lecture.

Nous avons préféré un « désordre » partiel, sachant que la pensée est en perpétuel devenir, et que notre moi est fait de « la superposition de nos états successifs. »

« Nous ne sommes jamais absolument semblables deux moments de notre vie et le tissu qui la forme, s’alimente chaque minute d’éléments différents, comme les gouttelettes d’une fleur. »

Ce qui est vrai pour « l’algèbre de la sensibilité » vaut pour la géométrie variable de la pensée.

Dans un quatrième chapitre nous introduisons le lecteur dans le style si particulier de Proust, un style qu’il a dû inventer pour rester fidèle à la beauté de l’expression qui seule individualise l’idée et mesure les profondeurs où elle a été élaborée dans l’âme du poète (Jean Santeuil). Nous sommes dans l’univers extraordinaire de la poétique de Proust qui par ailleurs postule, comme celle de Dostoïevski, une interprétation entièrement nouvelle du moment compositionnel.

’10’-Les expressions inédites y sont légion : « algèbre de la sensibilité » – « le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal » – « la pleine mer du sommeil profond » – « le ciseau d’un baiser ». Certaines phrases que nous citons ou parties de phrases constituent de véritables petits poèmes en prose. Des joyaux.

On découvrira par ailleurs « un Proust » auquel on ne s’attendait pas.

Ses jeux de mots, parodies, imitations burlesques, calembours, traits d’esprits, quiproquos, ajoutent à ses romans souvent tragiques une note comique. C’est un trait de l’œuvre, que l’auteur passe fréquemment du tragique au burlesque, soulignant par là que la vie réelle est sans coupures, et se présente toujours comme un courant unique et spontané.

Des fois, il s’amuse avec les gestes et manies de ses personnages, leurs tics de langage, leur façon de déglutiner les consonnes en parlant  ou alors leurs fautes grammaticales ou de vocabulaire ; « Il était à peine reconnaissant, voulant dire reconnaissable. »

Le comique est souvent d’une grande subtilité, des fois cruel, grossier et presque vulgaire.

Quelques saillies : « son beau regard … scintillait encore, mais pour ainsi dire à vide » – faire à quelqu’un « une visite de digestion » – n’inviter quelqu’un « qu’en cure-dents » – une « tendresse de seconde main » –

« ainsi celui- là qui a l’air pareil à tout le monde, vous ne le croiriez pas fou, eh bien, il l’est ; il croit qu’il est Jésus-Christ, et cela ne peut pas être puisque Jésus-Christ c’est moi ! » – « laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination » – « quand vous avez fini un solo de violon, avez-vous jamais vu chez moi qu’on vous récompensât d’un pet ? » – « la sensibilité de mon appareil olfactif. La proximité de la dame suffit.

Je me dis tout d’un coup : Oh ! Mon Dieu, on a crevé ma fosse d’aisances. » – « il avait le nez énorme, tuméfié, cramoisi, plutôt celui d’un vieil Hébreu que d’un curieux Valois. » – « être encore belle mais presque l’écume aux dents » –  » et il prit pour parler de nos dispositions le même ton rassurant que si elles avaient été des dispositions non pas à la littérature, mais au rhumatisme. »

« Il est bien obligé de se taire assez souvent pour ne pas épuiser avant la fin de la soirée la provision de sottises qui empèsent le jabot de la chemise et maintiennent le gilet blanc « – « Swann souffrait d’un eczéma ethnique et de la constipation des prophètes. »

’11’-Léon Pierre-Quint attire l’attention du lecteur sur le caractère surréaliste des métaphores de Proust et il évoque dans ce contexte Lautréamont chez qui les comparaisons nous transportent du plan réel au plan idéal, du plan logique au plan absurde.

« Il était beau, écrit-il, comme la rencontre fortuite, sur une table de dissection, d’une machine à coudre et d’un parapluie. »

Dans le Temps retrouvé, Proust a recours à une métaphore particulièrement surréaliste :

« … ne ferais-je pas mon livre de la façon que Françoise faisait ce bœuf mode, apprécié par Monsieur de Norpois, et dont tant de morceaux de viande ajoutés et choisis enrichissaient la gelée. »

Dans le Côté de Guermantes en évoquant les cauchemars où les parents qui sont morts viennent de subir un grave accident qui n’exclut pas une guérison prochaine, il écrit :

« En attendant nous les tenons dans une petite cage à rats, où ils sont plus petits que des souris blanches, et, couverts de gros boutons rouges, plantés chacun d’une plume, nous tiennent des discours cicéroniens. »-p. 812.

Les quatre chapitres invitent le lecteur à participer à ce que Proust appelle « un déjeuner sur

l’herbe » pour les générations à venir.

’12’-Proust est aux antipodes de cette littérature « qui se contente de décrire les choses, d’en  donner seulement un misérable relevé de lignes et de surfaces – de cette littérature, qui tout en s’appelant réaliste, est la plus éloignée de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus, car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé, dont les choses gardaient l’essence, et l’avenir où elles nous incitent à la goûter de nouveau. »

L’œuvre de Proust répond à cette essence qu’un art digne de ce nom doit exprimer.

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‘¹’-Jules Supervielle.

‘2’-Gilles Deleuze : Proust et les signes – PUF – Quadrige.

‘3’-J.F. Revel : sur Proust – les Cahiers rouges – Grasset.

‘4’-Milivoje Pejovic : Proust et Dostoïevski – Etude d’une thématique commune – Lit. Nizet – Paris 1987.

‘5’-Jean Santeuil.

‘6’-Samuel Beckett : Proust – Ed. de Minuit.

‘7‘-Pierre Abraham :  » Proust – « Maîtres des Littératures » – Les Editions Rieder Paris 1930.

‘8’-« Le Temps retrouvé » – p. 2394.

‘9’-« Le Temps retrouvé » – p. 2396.

’10’- Mikhail Bakhtine  – « La poétique de Dostoïevski ».

’11’-Léon Pierre-Quint  – « Le Comique et le mystère chez Proust » – Kra – 1928.

’12’-« Le Temps retrouvé » – p. 2276.

NOTICE BIOGRAPHIQUE

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Marcel Proust est né à Paris, le 10 juillet 1871. Il était le fils du Docteur Adrien Proust, médecin des Hôpitaux, professeur à la Faculté de Médecine. Il passa la plus grande partie de son enfance à Paris, 9, Boulevard Malesherbes, mais il allait chaque année en vacances à Illiers, chef-lieu de canton de l’Eure-et-Loir, à 24 kilomètres de Chartres, dans une riante campagne, à la limite de la Beauce et du Perche.

Il entra au lycée Condorcet à l’âge de 11 ans. Sa santé délicate l’obligeant dès cette époque à renoncer à la campagne pendant l’été, il allait passer en général un mois vers la fin de l’automne soit à Trouville, soit à Houlgate.

En novembre 1889 il s’engagea, sous le régime du volontariat, au 76e régiment d’infanterie à Orléans. Libéré, il passa la licence ès-lettres et commença à publier quelques articles.

On le vit beaucoup dans le monde, où il avait de nombreuses relations.

Aux environs de 1900 il fit un long séjour à Venise.

Son père mourut en 1903 et sa mère en 1905. A partir de ce moment Marcel Proust mena une vie plus retirée et se consacra de plus en plus jalousement à son œuvre. Il en fit paraître le premier volume à la fin de 1913.

Il est mort le 18 novembre 1922.

NRF – Hommage à Marcel Proust – 01.01.1923 – 

PORTRAIT

François Mauriac a rencontré Proust pour la première fois le 3 février 1918.

Dans ses écrits intimes, il nous décrit l’écrivain comme plutôt petit, cambré dans un habit très ajusté, les épais cheveux noirs ombrageant des pupilles dilatées, « semblait-il par les drogues ». Il était engoncé dans un col très haut, le plastron bombé comme par un bréchet. Il arrêta sur Mauriac un œil de nocturne dont la fixité l’intimidait.

Il le verra à nouveau quelques mois avant son décès. Proust l’avait invité à dîner à son chevet. A cette époque l’écrivain habitait rue Hamelin. Sa chambre était sinistre, un meublé atrocement quelconque, un âtre noir, où le pardessus servait de couverture au lit. Proust le regardait manger  à travers un masque cireux. Seuls les cheveux paraissaient vivants. 

Il était déjà à demi engagé dans le non-être.

Mauriac raconte que dans sa dernière nuit, Proust dictait encore des réflexions sur la mort disant :  » Cela servira pour la mort de Bergotte« .

Sur une enveloppe souillée de tisane on pouvait lire dans les derniers mots illisibles le nom de Forcheville : « Sur son lit de mort, on ne lui eût pas donné cinquante ans, mais à peine trente, comme si le temps n’eût pas osé toucher celui qui l’avait dompté et conquis. »

François Mauriac ~ Ecrits intimes ~ Editions la Palatine – Genève-Paris 1953 ~ p. 193 et suivants.

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