ABSTRACTION
Les conceptions abstraites sentent toujours le poisson pourri à la fin d’une époque historique.
ITALIEN (l’)
Quand je me mis à étudier l’italien et que j’eus une première notion de sa phonétique et de sa prosodie, je compris soudain que le centre de gravité de l’articulation s’y déplaçait vers les lèvres, vers l’avant de la bouche. La pointe de la langue se trouvait d’un coup à l’honneur. Le son s’était rué sur la barrière des dents. Je fus également frappé par l’infantilité de la phonétique italienne, par sa sublime puérilité, par son affinité avec le babil des tout-petits, par on ne sait que dadaïsme immémorial :
e consolando, usava l’idioma
che prima i padri e le madri trastulla ;
favoleggiava con la sua famiglia
de’ Troiani, de Fiesole e di Roma
Paradisio, XV, 122-126
MINÉRALOGIE
La pierre est un journal impressionniste du temps, avec ses notes thésaurisés par des millions d’intempéries. Mais elle n’est pas seulement le passé, elle est aussi l’avenir, elle possède une périodicité. Elle est la lampe d’Aladin qui pénètre les ténèbres géologiques des temps à venir.
POÉSIE
C’est avec une liberté bouleversante que la poésie s’empare d’un champ vierge, hors l’espace, moins pour redire que pour recréer la nature par le jeu d’instruments communément appelés images.
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La qualité de la poésie se définit par la rapidité et la vigueur avec lesquelles elle impose ses projets péremptoires à la nature inerte, purement quantitative du lexique. Il faut traverser à la course toute largeur d’un fleuve encombré de jonques mobiles en tous sens : ainsi se constitue le sens du discours poétique. Ce n’est pas un itinéraire qu’on peut retracer en interrogeant les bateliers : ils ne vous diront ni comment ni pourquoi vous avez sauté de jonque en jonque.
Le discours poétique est tissé comme un tapis dont les trames multiples ne se distinguent que par la couleur que leur confère l’interprétation, dans l’étagement des portées où se meuvent sans arrêt les signaux impératifs de l’instrumentation.
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Quelle superbe faim de poésie chez ces anciens Italiens, quelle fringale animale, juvénile, d’harmonie, quelle convoitise sensuelle pour la rime : il disio !
La bouche travaille, le vers est mû par un sourire, les lèvres se colorent d’un rouge allègre et spirituel, la langue s’appuie en toute confiance au palais.
L’image interne du vers ne peut se dissocier de l’inépuisable succession des mimiques, jeu de reflets sur les traits du récitant ému.
L’art de la parole défigure notre visage, en disloque la paix, en défait le masque.
DANTE
Si toutes les salles de l’Ermitage devenaient folles, si les tableaux de toutes les écoles, de tous les maîtres s’arrachaient brusquement aux cimaises, entraient les uns dans les autres et remplissaient l’air de leur beuglement futuriste ou de leur hystérie coloriste, on aurait quelque chose de semblable à la Comédie de Dante.
Arracher Dante à la rhétorique scolaire, c’est rendre un service appréciable à toute la culture européenne. J’espère que cela ne demandera pas des siècles de travail mais qu’au prix, il est vrai exclusif, d’une coopération entre les nations, on arrivera à rédiger un authentique anticommentaire des travaux accumulés par des générations de socialistes, de philologues terre à terre et de biographes tricheurs. Pour avoir dédaigné une matière poétique qu’on ne peut appréhender que par l’interprétation, que par l’envolée d’une direction orchestrale, tout le monde a été aveugle à Dante, grand maître et ordonnateur de cette matière, le plus grand chef d’orchestre de l’art européen, et qui devança de plusieurs siècles la naissance d’un orchestre adéquat – mais à quoi ? A son intégration par la baguette…
Une composition calligraphique menée à bien par les procédés de l’improvisation, telle est à peu près la formule de l’élan créateur chez Dante : c’est à la fois un envol et un achèvement. Ses comparaisons sont des envolées claires et distinctes.
Les constructions les plus élaborées du poème sont l’œuvre d’un chalumeau, d’un appeau d’oiseleur. A tout bout de champ ce chalumeau prend les devants.