
DANS LES BAS-FONDS DE L’HUMANITÉ – L’ANTISÉMITISME
L’antisémitisme, ce mot terrible est un amalgame fait d’une fausse racine grecque (« anti » qui ne se traduit en effet pas par « contre » mais par « au lieu de ») et du mot sémite, désignation d’un groupe ethnique originaire d’Asie Occidentale et parlant des langues apparentées, groupe dans lequel on englobe les Juifs.
Ce vocable dont la paternité semble appartenir à Ernest Renan, traduit depuis la fin du XIXème siècle les sentiments d’aversion et de rejet que les peuples européens n’ont cessé de manifester à l’encontre de la minorité juive qui envers et contre tous a continué à affirmer avec ténacité et persévérance son identité, sans autrement se soucier des réactions hostiles d’une écrasante majorité de voisins.
Les causes de l’antisémitisme tiennent à la fois de la psychologie collective, de l’histoire et de l’économie. J’estime que les deux premières sont prépondérantes. Leurs racines se perdent dans la nuit des temps. Aussi faut-il des fois remonter loin pour bien fixer les événements générateurs.
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Une remarque préliminaire, qui ne baigne pas dans l’optimisme, s’impose.
La nature encore toute primitive de l’homme, veut que les relations entre majorités et minorités soient toujours très difficiles. Elles sont faites de mépris si la minorité se trouve face à la majorité dans une obséquieuse résignation, ou alors de haine et de jalousie, si la minorité s’affirme avec force au sein d’une majorité qui n’accepte pas ses élans d’identification.
Si je dis que l’homme est toujours barbare, je pense au testament de Nikos Kazantzakis dans lequel ce grand auteur écrit que l’homme n’est pas la créature chérie, privilégiée de Dieu, que Dieu n’a pas soufflé sur lui ; qu’il est, lui comme les autres, un maillon de la chaîne infinie des animaux, petit-fils, arrière-petit-fils du singe et que si l’on gratte un peu notre peau, si l’on gratte un peu notre âme, on trouvera par-dessous notre grand-mère, la guenon. C’est une des explications majeures pour tous ces bas instincts si dangereux et si tenaces qu’on appelle racisme, antisémitisme, Sippenhaft.
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1ère cause : Le refus et l’opposition violente par la majorité ambiante à la manifestation du droit à l’altérité de la minorité juive.
La minorité juive a dû opter très tôt pour son autonomie et son amour-propre. Elle avait à cœur de ne pas disparaître dans l’assimilation. L’histoire lui avait infligé in illo tempore, à une époque où on ne parlait pas encore de civilisation grecque, le fardeau de s’assumer et de s’affirmer dans un environnement hostile.
Il est essentiel pour une bonne compréhension des problèmes de remonter loin dans le temps. Certaines époques ont, en effet, tracé avec une particulière acuité les prémisses de la question qui nous préoccupe. Il importe de situer ces aspects chronologiques qui, curieusement, n’ont rien perdu en actualité.
En 722 avant Jésus-Christ, le royaume du nord avait été écrasé par l’armée des Assyriens et ses habitants, déportés, s’étaient trouvés pour la plupart absorbés par les envahisseurs.
Si le sort de Juda devait s’achever semblablement, c’est la nation entière qui s’éteindrait et le nom d’Israël aurait vécu.
En 586 le royaume de Juda subit un épouvantable désastre. Le temple fut réduit en ruines, son culte supprimé et la meilleure partie de la nation emmenée en captivité à Babylone.
C’est ici, moment historique capital entre tous, que fut posé le fondement de la survie du peuple juif, d’une existence dispersée entre les peuples. « Je vous donnerai » disait Ezéchiel « un cœur nouveau et je mettrai un esprit nouveau au milieu de vous ».
A Babylone, les dirigeants juifs, aux prises avec l’angoisse de voir disparaître le peuple « creusèrent », nous apprend l’auteur Cohen dans son introduction au talmud, « aussitôt le problème de la survivance nationale. Esdras devait rendre sa vitalité à une communauté moribonde par la restauration de la Tora ». Je cite M. Cohen dans un passage absolument essentiel pour une profonde compréhension de la problématique en discussion : « Si donc la nation juive pouvait se maintenir, il lui fallait s’entourer d’une foi ardente qui lui fasse une frontière de feu. Il fallait au Juif une religion qui non seulement le distinguât continuellement des païens, mais qui lui rappelât sans cesse à lui-même qu’il était un membre du peuple juif.
Pour le distinguer de ses voisins, une simple croyance n’eût pas suffi ; il fallait toute une manière d’être : spécifique devait être sa façon d’adorer, typique sa maison ; jusque dans les actions ordinaires de l’existence quotidienne, certains traits distinctifs devaient constamment rappeler qu’il était juif. Le moindre détail de sa vie avait à subir le contrôle de la Tora, à se soumettre aux stipulations du code mosaïque et à leur mise en œuvre dans l’existence de la collectivité de son peuple, lorsque des conditions nouvelles exigeaient une modification.
Le sentiment d’appartenance nationale pouvait se nourrir constamment à la source des deux talmuds : le babylonien, le palestinien. La halakha allait doter la communauté dans son ensemble et chacun de ses membres individuels d’un code spécifique d’action répondant au but : maintenir vivante la conscience juive. Elle constituait le brise-lames du peuple. La halakha est le régime sur lequel le Juif en tant que Juif a vécu dans le passé et vivra toujours. Elle livre la réponse décisive à quiconque se demande comment une minorité a pu maintenir aussi longtemps ses caractères spécifiques sans jamais se laisser absorber par la majorité ambiante.
Le peuple juif s’est ainsi donné très tôt les instruments pour lutter efficacement contre l’assimilation. Il n’a jamais renoncé à leur emploi et a toujours réussi à survivre. Les instruments se révélaient d’une nécessité absolument vitale à l’époque de la diaspora.
Martin Noth a pu écrire dans son histoire d’Israël : A l’époque de la domination assyrienne, Israël avait partagé le sort de l’ensemble des peuples syro-palestiniens : la perte de l’indépendance politique, la dispersion, « et la déportation des classes aristocratiques. Mais aucun de ces peuples n’a pu conserver ses manières d’être et de vivre avec autant de fidélité qu’Israël ». Ce phénomène ne s’est produit qu’une fois dans l’histoire et l’on peut l’observer scientifiquement. Les Juifs ont toujours été des refuzniks, ainsi que l’a rappelé Simon Peres à l’occasion de l’Aliya de Ida Nudel.
C’est cette volonté toujours renouvelée de son altérité, de rester soi-même et donc différent des autres qui a nourri la haine et la violence de la majorité inquiète et jalouse de ses prérogatives de domination. L’autre trouvait dans l’étranger Juif son bouc émissaire. Il allait le charger de toutes les injustices de ce monde et curieux phénomène : l’hostilité de l’environnement non-juif constituera, dira Isaac Deutscher, le facteur de re-création et de réanimation permanentes de cette communauté.
Une des raisons majeures de l’antisémitisme tient donc dans ce réflexe primitif qu’il est inadmissible d’être autre que tous les autres. Le réflexe sera d’autant plus hostile que le minoritaire est comme en l’espèce intellectuellement et moralement avantagé.
Or le droit à l’altérité est un droit élémentaire absolu de l’homme, un droit qui en force et en intensité ne le cède en rien à celui d’être commun. Le jour où l’humanité aura compris l’absolue équivalence de ces droits, aura admis leur simultanéité et complémentarité, elle pourra fêter une grande victoire sur le front de libération de la guenon. Ce serait peut-être la fin des racismes sous toutes ses formes. Nous n’y sommes pas nonobstant toutes déclarations solennelles, conventions internationales, leçons administrées par l’histoire. Beaucoup de choses documentent hélas que le terme de nos angoisses n’est pas pour demain.
A cette raison psychologique s’ajoutent trois causes d’ordre historique.
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La première est liée à la naissance du christianisme comme religion d’Etat. L’antisémitisme sera très tôt un succédané du christianisme. Je dirais que l’antisémitisme est un archétype du christianisme. Dans l’antiquité païenne, un tel phénomène n’existait pas ou guère. Certes, il y avait de temps à autre des flambées de xénophobie, mais celles-ci n’étaient pas particulièrement dirigées contre les Juifs – elles concernaient tous les étrangers.
Cette situation allait changer quand le christianisme, religion impérialiste qui a pour prétention d’être la seule vraie et la seule à dominer, devenait religion d’Etat sous Constantin le Grand.
Les Chrétiens n’avaient aucune chance dans leur politique de conversion des Juifs. La plupart des Juifs ne prêtaient pas l’oreille à l’Evangile et Saint Paul s’en plaint amèrement à d’innombrables reprises. Quand cet apôtre mourut, la majorité des Chrétiens étaient encore d’origine juive, mais alors à la fin du IIe siècle, les Juifs optaient définitivement entre communauté juive et chrétienne. Les prosélytes chrétiens se recrutaient désormais parmi les païens, et les pères de la nouvelle Eglise avaient à cœur de rabaisser Israël. Ils interprétaient la Bible en ce sens que toutes les bénédictions concernaient les Chrétiens alors que les malédictions étaient destinées aux Juifs. Les Chrétiens ressemblaient à Isaac, les Juifs à Ismaël; les Chrétiens à Jacob, les Juifs à Esaü ; Rachel était chrétienne, Leah, la mal-aimée juive. On n’avait de cesse d’expliquer aux païens que les Juifs leur étaient inférieurs parce qu’ils n’étaient pas à même d’interpréter correctement la Bible. On leur expliquait de même que Dieu les avait répudiés et à preuve on désignait du doigt les ruines du temple, on rappelait la récente catastrophe nationale qui s’était abattue sur Israël.
Deux idéologues se mettaient dès le IIIe siècle au service de l’antisémitisme naissant : Origène et Eusèbe, les pères de l’intolérance. Ils se perdaient en louanges pour le judaïsme d’avant Jésus et ne trouvaient pas assez de propos hargneux pour vitupérer ceux d’après Jésus.
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Michaël Avi-Yonah, dans son histoire des Juifs à l’époque du talmud souligne cette curieuse dichotomie qui donnait tant de fil à retordre aux missionnaires chrétiens. Origène n’admet pas qu’une autre religion puisse se développer parallèlement à la sienne. Il est à l’origine de l’idéologie qui fait coïncider Etat et religion.
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Constantin, sous l’influence du christianisme, allait adopter peu à peu une attitude agressive vis-à-vis des Juifs et dans sa correspondance, les injures à l’adresse du peuple juif sont légion : « gens sans foi, ni loi – maculés par leur crime – parjures – impurs ».
Son fils va plus loin dans la répression : il interdit formellement le mariage entre Juifs et Chrétiens – dans les décrets, le vocabulaire se fait de plus en plus offensant. On y trouve des désignations outrageantes comme : ferialis secta ; nefaria ; flagitium turpitudo ; sacrilegi coetes.
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En même temps, la jeune Eglise se répandait en calomnies et diffamations sur le compte de la communauté juive. On accusait le Juif de crimes abjects et immondes (une propagande similaire fut menée aux XVIIIe et XIXe contre la franc-maçonnerie).
On accusait les Juifs d’avoir tué le Christ – suprême accusation. Ainsi la Sippenhaft se greffait sur les autres structures d’une cruauté inégalée.
Ce n’est pas le moment de prononcer un réquisitoire contre l’Eglise – mais comment voulez-vous qu’on puisse, et ne fût-ce que pour un instant, mettre entre parenthèses l’énorme corréité que l’Eglise a à se reprocher dans la douloureuse histoire criminelle de l’antisémitisme.
La plupart des papes étaient antisémites – c’est une vérité historique. Sous le pape Silvestre (IVe siècle) eut lieu le premier concile contre les Juifs ; Léo VII était antisémite ; le sommet de la politique anti-juive est atteint sous Innocent III (1198-1216), le père de l’étoile jaune et Grégoire IX – Innocent IV ordonne la destruction du talmud – Clément VIII fit monter le rabbin Elia de Pomis sur le bûcher de l’Inquisition comme otage de sa communauté – Paul IV (1555-1559), organisateur du ghetto et auteur de la bulle : Cum nimis absurdum, s’est distingué dans la persécution religieuse comme aucun autre. Nouvelles vagues de persécutions sous Pie V – le grand inquisiteur. 1601 : nouvel autodafé.
Plus près de nous, Pie IX qui revenait aux cruelles lois du XVIe siècle et Léo XIII, pape d’un antisémitisme outrancier qui, en plein procès Dreyfus, prenait une attitude ouvertement hostile à l’encontre des Juifs. Les papes favorables au judaïsme se comptent sur les doigts. Ne les oublions néanmoins pas : Alexandre II – Calixte II – Nicolas IV – Bénédicte XIV.
C’est donc à juste titre que le rabbin Waxman a rappelé à Jean-Paul II en voyage officiel aux USA : « La Shoah a été le point culminant de siècles d’antisémitisme dans la culture européenne ; en quoi l’enseignement chrétien porte une lourde responsabilité ».
Le professeur George Steiner dans un discours de 2001 au festival d’Edimbourg a prononcé ces phrases sombres : « L’histoire et les identités profondes de l’Europe sont totalement imbriquées dans celle du christianisme occidental, qu’il soit catholique ou réformé. Si souterraines qu’elles aient été parfois, et tragiquement contingentes, les continuités mènent des profanes meurtriers de l’Europe médiévale ou de Lincoln jusqu’à l’Holocauste. Ce sont des continuités de doctrines et d’anathèmes notamment pauliniens, qui ont été repris jusqu’à l’obscène par Luther… D’énormes mensonges et une amnésie stratégique ont évidé le cœur de l’Europe après 1945… » (L’Herne : Steiner, p. 124).
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Troisième raison : d’ordre économique
Cette troisième raison est intimement liée à celle que nous venons de discuter. L’Eglise et l’Etat sous sa servitude n’ont cessé de priver le Juif de droits. Il n’avait pas le droit de commander. Sous les derniers empereurs romains déjà les Juifs ne pouvaient posséder d’esclaves ou de domestiques chrétiens. Ils n’avaient pas le droit d’exercer des fonctions publiques des siècles durant.
Les Juifs furent de cette manière contraints à limiter leur activité au domaine financier et commercial. Ils étaient contraints d’embrasser les métiers de courtier, commissaire-priseur, commerçant. Au haut Moyen-Age, le négociant était rare – cette profession ne devait naître que comme suite des croisades. Le crédit devenait la spécialité imposée aux Juifs par les gentils. Les paysans empruntaient durant le Moyen-Age aux Juifs aux mois de septembre, octobre, novembre, époque des mariages et paiement des redevances seigneuriales. Les artisans avaient, eux aussi, recours au crédit juif.
Cette activité allait bientôt déclencher le « Wirtschaftsneid », d’autant plus virulent que l’activité des prêteurs accélérait, sans le causer, le processus endogène de stagnation et de paupérisation. Les Juifs s’engageaient de même très tôt dans des activités de transformation (corail-soieries). Là, ils devaient surclasser leurs concurrents chrétiens par l’habileté professionnelle. D’où de nouvelles jalousies. « La méchanceté humaine, qui est grande, se compose », nous dit Maurois dans le cercle de famille, « pour une large part de jalousie et de crainte ». Le feu de cette jalousie et haine couve à ce jour sous la cendre. Ouvrez l’Oxford Englisch Dictionnary et vous verrez ce qu’il propose comme définition usuelle du terme Juif : un usurier rapace, impitoyable en affaires. En anglais, le terme Juif a donné naissance à un verbe transitif, to jew, qui signifie duper, tricher.
Isaac Deutscher a pu écrire : « Les raisons mêmes qui avaient permis aux Juifs de survivre en tant que communauté séparée, c’est-à-dire le fait qu’ils représentaient une économie de marché au milieu de gens qui vivaient dans le cadre d’une économie naturelle, ces raisons-là et le souvenir que d’aucuns en gardaient, expliquent du moins en partie la Schadenfreude ou l’indifférence avec laquelle les masses européennes ont assisté à l’Holocauste des Juifs. »
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Je n’ai pas la prétention de soutenir que cette analyse des causes de l’antisémitisme serait exhaustive. Loin de là. C’est une approche.
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Notre souci majeur est d’essayer de comprendre comment l’antisémitisme, une des formes les plus abjectes du crétinisme humain, a pu garder force et vigueur après la Renaissance, après la Révolution française… bref après les efforts d’humanisme auxquels nous assistons depuis la fin du Moyen-Age. Force nous sera de nous questionner sur l’attitude de certains penseurs très influents, alors qu’ils passent pour être les artisans de l’époque contemporaine.
Nous voulons savoir comment après tant de nouvelles analyses hardies, souvent généreuses sur la condition humaine ; comment après tant de révolutions dans les mœurs et les législations, comment après tant de modifications dans la société, un holocauste a pu devenir la réalité du XXe siècle. Si le vingtième siècle restera dans la mémoire de l’humanité future comme le grand siècle des sciences, il le restera surtout comme le siècle des plus horribles cruautés : deux guerres mondiales ; d’innombrables guerres coloniales et néocoloniales et puis et avant tout la Shoah – cette catastrophe universelle qui a annihilé tous les espoirs dans la perfectibilité morale – la Shoah – qui a sacrifié sur l’autel de la bestialité des millions et des millions de Juifs innocents et des centaines de milliers de tsiganes qui n’avaient rien à se reprocher.
Quand Urbain II au concile de Clermont-Ferrand prêchait la croisade contre les Sarrazins, c’est-à-dire les Arabes et les Juifs, l’Europe était à l’état barbare. Nous sommes le 27 novembre 1095. Nos pays se relevaient à peine des chaotiques migrations qui venaient de déferler avec une violence inouïe sur l’Europe – il y a eu les invasions des nomades de la steppe asiatique – les invasions scandinaves – les invasions arabes. Marc Bloch commence son traité sur la société féodale en citant l’assemblée des évêques de Troisly en 909 : « Vous voyez éclater devant vous la colère du Seigneur… ce ne sont que villes dépeuplées, monastères jetés à bas ou incendiés, champs réduits en solitude… ».
Qu’à cette époque, faite de brutalité aveugle, il y ait eu des persécutions de Juifs ne peut pas surprendre. Partout le puissant opprimait le faible et les hommes pareils aux poissons de la mer se dévoraient entre eux.
Mais comment se fait-il que mille ans après, l’homme atteigne un sommet jamais connu dans le sadisme, la cruauté et la barbarie ?
Et pourtant les progrès accomplis depuis Urbain II sont indéniables. De siècle en siècle, on assiste ou à tout le moins on croit assister à une plus profonde humanisation de la société. On a l’impression qu’on s’éloigne de la guenon et qu’avec des gens comme Erasme, Thomas More, Montaigne, Rabelais et plus tard les génies du siècle des Lumières : les Montesquieu, Voltaire, Diderot, D’Alembert, d’Holbach, et combien d’autres, une nouvelle ère allait enfin s’ouvrir, une ère de générosité, de raison, de compréhension mutuelle, voire de fraternité. Or dans la première moitié du XXe siècle toutes ces espérances vont s’écrouler lamentablement.
Après 2000 ans d’enseignement et d’éducation chrétiens, après deux mille ans de charité et d’humilité chrétiennes, nous voilà arrivés à un point de chute qui n’a pas d’équivalent dans le passé criminel de l’humanité. Quand on ouvre le Jüdisches Lexikon édité en 1927 sous le vocable de Auschwitz, Bergen-Belsen, on ne trouve pas un mot de références ; le dictionnaire n’est pas non plus très explicite quand il s’explique sur le mot de Holocauste. Je n’y trouve pas le vocable de Shoah. Tous ces mots allaient trouver leur nouvelle et terrible dimension une dizaine d’années plus tard et tous les pogroms, toutes les croisades, toutes les exactions dont la malheureuse histoire juive est tant remplie, ne tiennent pas la comparaison avec les camps d’extermination et les chambres à gaz.
Voilà un mystère horrible qui me hantera ma vie durant – le mystère immense et terrifiant de la dégénérescence humaine.
Quarante ans plus tard, des voix se lèvent pour mettre en doute l’histoire ; d’aucuns vont jusqu’à parler d’un détail ; certains soutiennent envers et contre toutes réalités qu’il n’y a pas eu de chambres à gaz. Quand il y a quelques années un irresponsable a eu le mot inqualifiable du « détail », il y a certes eu des réactions – je me suis demandé si elles étaient de nature plus politicienne qu’humaine. Je suis à me demander combien ont été profondément choqués par ces propos qui étaient à la fois d’une indépassable bêtise et d’une inédite provocation.
En octobre 1984, les carmélites installaient à Auschwitz un couvent sur le lieu où les bourreaux nazis stockaient les gaz meurtriers et les restes monnayables de leurs victimes, tels vêtements, chaussures, etc… La bonne fondatrice de ce cloître, sommée de mettre un terme au sacrilège, affirmait que « les sœurs ne quitteraient pas cet endroit et qu’elles n’avaient guère de leçon à recevoir des Juifs qui, disait-elle, ne sont pas intéressés par Auschwitz, qui n’y ont pas édifié de monument et qui n’y sont pas morts ».
Dans son essai sur le problème juif, le grand Isaac Deutscher écrit ses phrases amères : « Il est indubitable que le massacre de six millions de Juifs européens par les nazis n’a pas produit d’impression profonde sur les nations européennes. Cette hécatombe n’a pas réellement choqué leur conscience. Elle les a presque laissées froides ».
Pour les tsiganes en tout cas c’est évident ! Leur Holocauste est déjà oublié. Le 2 novembre 1979, quelques centaines de représentants de ces pauvres et innocentes gens s’étaient rassemblées à Bergen-Belsen pour réclamer la Wiedergutmachung. Simone Weil était des leurs.
Je lis dans le Zeit de ce jour :
« Es gab viele Grussworte. Mehr schriftliche als mündliche. Nur wenige der Eingeladenen waren gekommen. Nicht gekommen waren : Willy Brandt, H.-D. Genscher, Jochen Vogel, Heinz-Oskar Vetter. Von der CDU war nur Minister Wilfried Hasselmann bemüht worden. « Nicht ein Vertreter der 15 eingeladenen Botschaften europaïscher Staaten in Ost und West deren Roma Bevölkerung durch die Verbrechen des dritten Reiches betroffen wurden, war gekommen ».
A Bad Hersfeld, vivent séparés des 30 000 citoyens allemands, trois cents tsiganes. On leur a réservé le dépotoir municipal – touchante marque de sympathie à l’égard des rescapés des camps de la mort.
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Revenons à notre sujet et interrogeons-nous sur la mentalité antisémite au seuil de l’ère moderne et en particulier vers le milieu et la fin du XVIIIe siècle.
Le XVIIIe siècle – le siècle des Lumières – le siècle qui a vu naître les Encyclopédistes qui voulaient partout l’évidence, la clarté, l’harmonie avec la raison, le respect de principes élémentaires tels que identité, non-contrariété – causalité, légalité. Dans toutes les langues de l’Europe, le même radical sert à construire le mot clef : les Lumières : die Aufklärung, the enlightenment ; la ilustracion, l’illuminazione ; on fait l’inventaire critique des préjugés, superstitions, intolérances, abus, … on parle de libertés, de constitution, de droits du citoyen. Plus tard, on construira la République et on la posera sur trois piliers : fraternité, liberté et égalité.
Oui, le XVIIIe siècle a apporté de manifestes soulagements à la condition juive. Pour les Juifs, le siècle est tempéré. On assiste à une nouvelle politique moins antisémite que celle à laquelle on était habitué ; une politique peut-être plus perfide néanmoins, alors qu’elle tend ci et là à l’assimilation, donc à la disparition de la minorité par absorption. Le Juif ne pourra jamais renoncer à son identité – le ferait-il qu’il disparaîtrait comme Juif. Et ce serait un dommage irréparable pour l’humanité entière.
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Joseph II, en Autriche, signe son édit de tolérance en 1782. Il voulait émanciper les Juifs. Mais il leur imposait la renonciation à leur propre culture. Le tribunal rabbinique fut aboli ; il était défendu de tenir les livres de commerce en hébreu ou en yiddish.
On peut dire que cette réforme avait des visées méchantes. La philosophie à la base restait antisémite. Elle poursuivait le but de l’anéantissement de l’identité juive par la politique dite de l’assimilation.
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En France, la politique est plus généreuse. L’Assemblée Nationale votera les grandes lois sur l’émancipation aux dates respectives des 28 septembre 1790 et 27 septembre 1791.
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En Allemagne, alors que la question de l’émancipation n’avance que très lentement, un prédicateur augustinien du nom de Abraham a Sancta Clara prêche dans les églises contre les Juifs dans des termes nourris de charité chrétienne. « Hormis Satan, dit-il, les hommes n’ont pas de plus grand ennemi que le Juif. Pour leurs croyances, ils ne méritent non seulement la potence mais aussi le bûcher ». Vingt-quatre ans après l’Holocauste, cet augustinien inqualifiable devient l’idole du plus grand philosophe allemand : Martin Heidegger, nazi convaincu, qui en 1964 encore le fêtait comme un maître pour notre vie et un maître pour notre langue. N’aurait-il pas réalisé que cette louange déplacée devait blesser mortellement Hannah Arendt, la grande Juive qui était la passion de sa vie et l’inspiratrice de son œuvre.
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Nonobstant tous les progrès apparents accomplis au XVIIIe siècle, il tombe sous le sens qu’en profondeur rien de bien spectaculaire ne s’était produit. Le fond devait rester antisémite – plein de hargne, rogne et grogne. Il suffisait du moindre incident pour ramener une atmosphère de pogrom.
Que l’antisémitisme soit resté latent – en état de braises, s’éclaire avec une rare évidence à la lecture des écrits philosophiques de ceux-là mêmes qui sont reconnus comme les artisans du siècle des Lumières. Voilà un paradoxe difficile à saisir et que nos professeurs d’histoire feraient bien de creuser.
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Commençons par Voltaire à qui toute atteinte à la justice et à la liberté était intolérable. Quand on écartèle Calas à Toulouse, on entend s’élever de Genève ses cris de douleurs et d’indignation. Il se sent torturé. Ce même Voltaire a pu faire la joie des bourreaux nazis.
En 1942, parut à Paris sous la plume de Henri Labroue un livre intitulé : Voltaire antijuif. Au temps de la domination hitlérienne, cet agrégé d’histoire n’eut pas de peine à composer un opuscule de 250 pages à l’aide des écrits antijuifs de Voltaire.
Sur les 118 articles du Dictionnaire philosophique, une trentaine prennent à parti les Juifs qu’il qualifie de « peuple le plus abominable de la terre ». Ailleurs, sub Juif nous lisons : « Vous ne trouverez en eux qu’un peuple ignorant et barbare qui joint depuis longtemps la plus sordide avarice à la plus détestable superstition et à la plus invincible haine pour tous les peuples qui les tolèrent et les enrichissent ». Suit la fameuse recommandation qui dans un tel contexte produit, pour plagier Poliakoff, l’effet d’une clause de style : « Il ne faut pourtant pas les brûler ».
Dans son essai sur les mœurs, il écrit : « On regardait les Juifs du même œil que nous voyons les Nègres, comme une espèce d’homme inférieur ». Entre parenthèses comme grand humaniste, le messie incontesté du siècle des Lumières qu’était Voltaire avait placé une partie de sa fabuleuse fortune dans une entreprise nantaise de traite des Noirs, placement très rémunérateur, paraît-il.
Dans son sottisier sur le racisme, nous lisons des réflexions comme celle-ci : « Les Européens sont des hommes qui me paraissent supérieurs aux Nègres, comme les Nègres le sont aux singes et comme les singes le sont aux huîtres ».
Là nous sommes carrément dans le sous-sol de la ratio.
Il faut savoir que la période la plus antisémite de ce philosophe se situait dans les quinze dernières années de sa vie, quand le monde en faisait le grand prophète de Ferney.
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Poliakoff, dans son Histoire de l’antisémitisme, écrit ces phrases lourdes de sens : « On peut croire que l’influence ou l’audience des écrits de Voltaire fut d’autant plus vaste que ce philosophe n’est pas entré dans l’histoire comme agitateur antisémite, mais comme champion de la tolérance et garant de la démocratie et tire de là son autorité ».
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L’œuvre de Rousseau ne pèche pas par antisémitisme.
Il en est de même de celle de Diderot qui, en cette matière, est au-delà de tout soupçon.
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D’Holbach est très dur pour les Juifs qu’il appelle des Asiatiques lâches et dégradés – secte fanatique qui peu à peu infecta l’Europe.
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Buffon, le grand popularisateur du racisme, dont l’autorité ne le cédait pas à celle de Voltaire, habituait ses lecteurs à la normalité du concept de race. Pour lui seul, l’homme blanc est de pure nature humaine, les autres ont dégénéré. Très en bas de l’échelle, il trouve les Lapons, un peuple abject qui n’a de mœurs qu’assez pour être méprisé. Voilà un des aspects ténébreux du siècle des Lumières.
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Kant n’avait pas de cœur pour les Juifs, les Palestiniens en exil comme il exprimait. Dans son anthropologie (l’ouvrage consiste en un cours que Kant donna pendant plus de vingt-cinq ans à Königsberg), il écrit dans un esprit judéophobe les choses les plus grossières sur le compte des Juifs qu’il appelle une nation d’escrocs – Il préconise à divers endroits l’euthanasie pour le judaïsme. Il était pourtant attaché aux idéaux de la Révolution française et pour lui la fraternité, l’égalité et la liberté étaient des valeurs essentielles : quand il apprenait les événements politiques en France, il disait : « Jetzt kann ich sagen wie Simon : Herr nun lässt du deinen Diener in Frieden fahren, nachdem ich diesen Tag des Heils gesehen. »
N’est-ce pas un exercice de saltimbanque sur la corde raide de la raison pure ?
Elisabeth de Fontenay dans un article intitulé « Sur un soupir de Kant » pose des questions auxquelles ne nous avaient pas habitués nos professeurs : « Comment se fait-il que les philosophes, quand ils abordent, dans leurs écrits théoriques, la réalité historique et sociale disent le plus souvent n’importe quoi et d’où vient que ce n’importe quoi soit toujours le même – ou encore : quelle force pousse les philosophes à ériger les préjugés en concepts ? »
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Fichte ne voyait d’autre solution au problème juif que leur expulsion des terres allemandes. « Il faut leur couper la tête à tous la même nuit et leur en donner une nouvelle qui ne contienne plus un seule idée juive ».
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Hegel quand il était jeune était convaincu que les Juifs ne pouvaient échapper à leur destin originel qui était celui du malheur et de la servitude. Pour lui le destin du peuple juif est le destin de Macbeth. Hegel tempérait, il est vrai, son langage quand il donnait les « Berliner Vorlesungen ».
Chez lui aussi se confirme la règle : la pensée échoue dès qu’elle entre en rapport avec le réel.
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Quittons le XVIIIe siècle et interrogeons-nous sur l’attitude de ceux qui sur le plan politique, économique et social, préconisaient les premiers grands bouleversements, les chocs en profondeur. Nous sommes à l’époque de l’industrialisation et de la montée de la pensée socialiste. Le 19e siècle, siècle de Comte, Spencer, Marx, Darwin, du positivisme, de la croyance au progrès indéfini, de l’optimisme scientifique et technologique.
Le premier que nous rencontrons est Proudhon, un des pères d’un certain socialisme et dont l’antisémitisme est légendaire. « Le Juif, dit-il, est l’ennemi du genre humain, il faut renvoyer cette race en Asie ou l’exterminer ». Ailleurs : « les Juifs, race insociable, obstinée, infernale. Je hais cette nation ». Le Juif est par tempérament anti producteur, ni agriculteur, ni industriel, pas même vraiment commerçant. C’est un entremetteur toujours frauduleux et parasite, qui opère, en affaires comme en philosophie, par la fabrication, la contrefaçon, le maquignonnage. Il ne sait que la hausse et la baisse, les risques de transport… c’est le mauvais principe, Satan, Ahriman, incarné dans la race de Sem ». Pour lui, les Juifs se sont placés hors du genre humain en rejetant le Christ. Argument qu’on retrouve énoncé chez toutes sortes d’autres penseurs, ce qui prouve à quel point les germes toxiques de l’antisémitisme se sont merveilleusement conservés depuis l’époque ou in illo tempore de bons pasteurs les avaient déposés dans l’âme sensible de leurs brebis.
Dans son traité sur la justice, Proudhon a des accents de fasciste du XXe siècle. On se croirait à la tribune du Front national :
« Enumérant dans De la justice… les symptômes de la décadence de la France, il y incluait l’envahissement étranger : « Tandis que les Juifs s’emparent, sur tous les points, de la banque, du crédit, de la commandite, règnent sur les manufactures et tiennent par l’hypothèque la propriété, des armées de travailleurs belges, allemands, anglais, suisses, espagnols se substituent dans l’industrie aux ouvriers français, et déjà envahissent les campagnes. » De même, il écrit à Pierre Leroux : « Je veux ma nation rendue à sa nature primitive, libre une fois de toute croyance exotique, de toute institution aliénigène. Assez longtemps le Grec, le Romain, le Barbare, le Juif, l’Anglais ont déteint sur notre race… La France aux Français ? Le xénophobe dans Proudhon parle encore plus haut dans un ouvrage inachevé et posthume, France et Rhin :
« Nationalité française. Envahie par les Anglais, Allemands, Belges, Juifs, etc. La Déclaration des Droits de l’Homme, le libéralisme de 1789, 1814, 1830 et 1848 n’a profité qu’aux étrangers, Qu’importe aux étrangers le despotisme gouvernemental ? Ils ne sont pas du pays ; ils n’y entrent que pour l’exploiter ; ainsi le gouvernement a intérêt à favoriser les étrangers, dont la race chasse insensiblement la nôtre. » »
Ce même Proudhon qui avait justifié la révocation de l’Edit de Nantes n’était pas seulement hanté par les Juifs. La femme l’obsédait tout autant.
Hantise de la femme, hantise du Juif : tout laisse croire que l’asservissement de l’une et l’expulsion de l’autre revêtaient pour Proudhon des significations voisines, et toute réflexion faite, on est bien fondé à voir dans ce révolutionnaire en retard sur son temps, dans ce violent, le prototype d’un fasciste du XXe siècle.
Voici quant à la hantise de la femme, un extrait particulièrement édifiant sur l’homme et sa mentalité :
« Ainsi, la chasteté est un corollaire de la justice, le produit de la dignité virile, dont le principe, ainsi qu’il a été expliqué plus haut, existe, s’il existe, à un degré beaucoup plus faible chez la femme. Chez les animaux, c’est la femelle qui recherche le mâle et lui donne le signal ; il n’en est pas autrement, il faut l’avouer, de la femme telle que la pose la nature et que la saisit la société. Toute la différence qu’il y a entre elle et les autres femelles est que son rut est permanent, quelques fois dure toute la vie. Elle est coquette, n’est-ce pas tout dire ? Aux champs, à la ville, partout où se mêlent dans leurs jeux petits garçons et petites filles, c’est presque toujours la lubricité de celles-ci qui provoque la froideur de ceux-là. Parmi les hommes, quels sont les plus lascifs ? Ceux dont le tempérament se rapproche le plus de celui de la femme. »
La relation entre misogynie et antisémitisme mériterait un examen approfondi.
Un précurseur du nazisme en Autriche, Otto Weininger, publiait vers le début du XXe siècle un traité psycho-philosophique : « Sexe et caractère » dans lequel misogynie et antisémitisme se mêlent d’une curieuse manière.
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Charles Fournier ne fut pas moins antisémite.
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Nous ouvrons maintenant un dossier que beaucoup auraient cru à l’abri de toutes taches : celui de Karl Marx. Voici quelques précipités de son alchimie antisémite d’autant plus grotesques qu’ils émanent de quelqu’un dont les origines juives ne sont pas contestables.
Dans la deuxième partie de son écrit la « question juive », Marx attaque violemment la société de son temps qu’il dénonce comme entièrement juive. Cette œuvre fut écrite en 1844, année de l’exil, du mariage et de la communication de Marx.
« Ne cherchons pas le secret du Juif dans sa religion mais cherchons le secret de la religion dans le Juif réel. Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, l’utilité personnelle (…). Le Juif qui se trouve placé comme un membre particulier dans la société bourgeoise ne fait que figurer de façon spéciale le judaïsme de la société bourgeoise… Quelle était en soi la base de la religion juive ? Le besoin pratique, l’égoïsme. Le monothéisme du Juif est donc en réalité le polythéisme du multiforme besoin, un polythéisme qui fait même des lieux d’aisance un objet de la loi divine… L’argent est le dieu jaloux d’Israël, devant qui nul autre dieu ne doit subsister. L’argent abaisse tous les dieux de l’homme et les change en marchandises… La traite, voilà le vrai dieu du Juif. Son Dieu n’est qu’une traite illusoire… ce qui est contenu sous une forme abstraite dans la religion juive, le mépris de la théorie, de l’art, de l’histoire, de l’homme considéré comme son propre but, c’est le point de vue réel et conscient, la vertu de l’homme d’argent. Et même les rapports entre l’homme et la femme deviennent un objet de commerce ! La femme devient l’objet d’un trafic. La nationalité chimérique du Juif est la nationalité du commerçant, de l’homme d’argent. La loi sans fondement ni raison du Juif n’est que la caricature religieuse de la moralité… Le jésuitisme juif, le même jésuitisme pratique dont Bauer prouve l’existence dans le Talmud, c’est le rapport du monde de l’égoïsme aux lois qui dominent le monde (…). Le christianisme est issu du judaïsme, et il a fini par se ramener au judaïsme. Par définition, le Chrétien fut le Juif théorisant ; le Juif est par conséquent, le Chrétien pratique, et le Chrétien pratique est redevenu Juif… Ce n’est qu’alors que le judaïsme put atteindre la domination universelle (allgemeine) (…). Dès que la société réussira à supprimer l’essence empirique du judaïsme, à supprimer le trafic de ses conditions, le Juif deviendra impossible… L’émancipation sociale du Juif, c’est l’émancipation de la société du judaïsme. »
Dans sa correspondance, il était d’une brutalité inouïe à l’encontre des Juifs. Le New York Daily Tribune publiait les régulières invectives de Karl Marx :
« Le Juif Steinthal, au sourire mielleux… » (1857) ; « L’auteur, ce cochon de journaliste berlinois, est un Juif du nom de Meier… » (1860) ; « Ramsgate est plein de poux et de Juifs (1879). Son médecin est qualifié de Juif parce qu’il est pressé de se faire payer (1854). Pire encore, si le Juif est banquier : Bamberger fait partie « de la synagogue boursière de Paris », Fould est un « Juif de bourse », Oppenheim est « le Juif Süss d’Egypte ». Quant à Lasalle, « la forme de sa tête et de ses cheveux montre qu’il descend des Nègres qui se sont joints à la troupe de Moïse, lors de l’exode d’Egypte », ou bien il est « le plus barbare de tous les youpins de Pologne », ou encore il est « Lazare le lépreux, qui est à son tour « le type primitif du Juif » ».
Comment voulez-vous qu’un communiste de la base, fort de ces propos émanant de la Sainteté même de l’église communiste, puisse condamner ou seulement critiquer les campagnes antisémites endémiques de l’Union Soviétique. « Même Marx a dit » dirait-il.
Alors que d’importants innovateurs en politique ne ménageaient pas les Juifs, certains auteurs dont la renommée n’est pas à faire alimentaient la masse des lecteurs en écrits où les antisémitismes ne manquaient pas.
Dans son roman Soll und Haben qui connut 500 éditions successives, Gustav Freytag faisait du personnage juif Itzig l’incarnation même du Juif. Cet ouvrage fut encore offert il y a 30 ans aux premiers communiants luxembourgeois. Dans le hungerpastor de Wilhelm Raabe, nous retrouvons la même aversion antijuive. Ici Itzig s’appellera Moses Freudenstein et il sera peint dans des traits tout aussi repoussants que le premier.
Dans l’univers de Balzac, les Juifs foisonnent et ne sont pas toujours décrits avec sympathie. Dans celui d’un Chateaubriand ou d’un Vigny, la haine éclate dès qu’il est question des Juifs.
Inutile de continuer cet inventaire dans tous ces coins et recoins. Il me suffit de désigner certains courants particulièrement dangereux qui se rejoignent dans un tourbillon qui se fait sans cesse plus funeste et hallucinatoire.
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Pour finir le dossier des antisémites notoires, je voudrais aborder brièvement le cas Wagner, cas pathologique par excellence car un esprit normal ne peut pas tomber dans des rages semblables à celles que nous lui connaissons. Ce délire éclatait au grand jour en 1850. Wagner avait 37 ans. Lui, qui devait tout au Juif Meyerbeer, écrit dans un article publié sous un pseudonyme et intitulé : « Über das Judentum in der Musik » la thèse ridicule d’une prétendue « allgemeine künstlerische Impotenz der jüdischen Rasse ». Curieux, ce même Wagner avait confié au Juif Hermann Levy la première mise en scène de PARSIFAL.
En 1852, il faisait à Liszt l’aveu d’une maladive exécration des Juifs : « Je retenais ma colère contre les Juifs, une colère aussi indispensable à ma nature que la bile au sang ».
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Il n’est pas aisé de jauger le degré exact de culpabilité qu’ont encouru et qu’encourent encore sur le plan de la persécution des Juifs tous ces gens qu’on vient de passer en revue, tous ces penseurs et écrivains les uns plus renommés que les autres. A mon sentiment, il ne saurait être sérieusement contesté qu’ils ont apporté des pierres importantes à la mise en œuvre des camps de concentration. Ils ont une responsabilité certaine dans la Shoah, la plus terrible catastrophe que l’humanité ait vécue.
Le lecteur est la plupart du temps un homme passif, faible, qui emmagasine et ne se pose pas trop de questions. La plupart des gens n’ont pas de personne. S’il est vrai, comme le dit Sartre, que l’antisémitisme est le snobisme des médiocrités, donc d’une majorité écrasante du genre humain, alors chaque page d’antisémitisme signée par une personne éminente devient acte de corréité dans la persécution. Tout propos raciste émanant d’un penseur influent contribue dans ce contexte à la bonne conscience des instigateurs de pogroms. Roger-Pol Droit dans un article paru au Monde sous le titre « Heidegger était-il nazi ? » écrit ces phrases marquées au coin de la sagesse : « Le cours de l’histoire ne glisse pas sur les philosophes comme l’eau sur les canards. Depuis quand pourrait-on philosopher d’un côté et agir de l’autre, sans que jamais la pure abstraction et l’activité infâme soient rapprochées ? Comment pourrait-on désormais lire Heidegger – Dr Jekyll en se débarrassant totalement de Heidegger – Mr Hyde. Il n’y a pas de solution finale : les voilà indissolublement liés ». Et puis cet avertissement lourd de sens : « Tant que nous ne parviendrons pas à voir les choses ainsi et que nous trouverons refuge sur un seul des deux versants, il est à craindre que l’essentiel de l’époque et de nous-mêmes ne nous file entre les doigts ».
Souvenons-nous d’un philosophe qui s’est démarqué de tous les autres qui, à un moment où l’antisémitisme faisait rage, était seul à prendre ouvertement parti pour les Juifs. Ce philosophe qui a été accaparé à tort par le nazisme et présenté par certains milieux intéressés comme le père du fascisme moderne. Il se retournerait dans sa tombe s’il apprenait les interprétations fantaisistes que des irresponsables donnaient et continuent à donner par contumace de son œuvre si infiniment riche et subtile et qui se situe loin au-delà des horizons auxquels on est habitué. Les Juifs l’ont parfaitement reconnu.
Dans le traité « Juden im deutschen Kulturbereich » édité en 1935 et très vite mis à l’index, les auteurs citent dès la première page un passage fameux d’une lettre que Nietzsche adressait de Nice à son ami Overbeck : « Ich habe an zuständiger Stelle den Vorschlag gemacht ein sorgfältiges Verzeichnis der deutschen Gelehrten, Künstlern, Schriftsteller, Schauspieler, Virtuosen von ganz oder halb jüdischer Abkunft herzustellen ; das gäbe einen guten Beitrag zur Geschichte der deutschen KULTUR ».
Dans le jüdisches Lexikon, nous lisons :
« Vor seiner Trennung von R. Wagner teilte er dessen Ablehnung des J-Tums- jedoch schon kurz darauf findet Nietzsche in dem VIII Haupstück seines Buches « Menschliches Allzumenschliches » die folgenden Worte : « Unangenehme, ja gefährliche Eigenschaften hat jede Nation, jeder Mensch, es ist grausam zu verlangen, dass der Jude eine Ausnahme machen soll… Trotzdem möchte ich wissen, wieviel man bei einer Gesamtabrechnung einem Volke nachsehen muss, nichtohne unser aller Schuld, die leidvollste Geschichte unter allen Völkern gehabt hat, und dem man den edelsten Menschen (Christus) den reinsten Weisen (Spinoza) das mächtigste Buch und das wirkungsvollste Sittengesetz der Welt verdankt ».
Nietzsche était un adversaire irréductible des activités antisémites de son beau-frère Förster. Il écrit en 1880 :
« So ist ein Kampf gegen die Juden immer ein Zeichen der schlechteren, neidischeren, feigeren Naturen gewesen : und wer jetzt daran Teil nimmt, muss ein gutes Stück pöbelhafter Gesinnung in sich tragen ».1
P. 250 Jenseits von Gut und Bös :
« Was Europa den Juden verdankt ? Vielerlei, Gutes und Schlimmes und vor allem eins, das vom Besten und Schlimmsten zugleich ist : den grossen Stil in der Moral, die Furchtbarkeit und Majestät unendlicher Forderungen, unendlicher Bedeutungen, die ganze Romantik und Erhabenheit der moralischen Fragwürdigkeiten – und folglich gerade den anziehendsten, verfänglichsten und ausgesuchtesten Teil jener Farbenspiele und Verführungen zum Leben, in deren Nachschimmer heute der Himmel unserer europäischen Kultur , ihr Abend-Himmel glüht – vielleicht verglüht. Wir, Artisten unter den Zuschauern und Philosophen sind dafür den Juden dankbar ».2
Dans « Morgenröte », Nietzsche prophète écrit :
« Zu den Schauspielen, auf welche uns das nächste Jahrhundert einladet, gehört die Entscheidung im Schicksal der europäischen Juden. (quel pressentiment !). Jeder Jude hat in der Geschichte seiner Väter und Grossväter eine Fundgrube von Beispielen kältester Besonnenheit und Beharrlichkeit in furchtbaren Lagen, von feinster Überlistung und Ausnützung des Unglücks und des Zufalls ; ihre Tapferkeit… ihr Heroïsmus übertrifft die Tugenden aller Heiligen.
Und wohin soll diese Fülle angesammelter grosser Findrücke welche die jüdische Geschichte für jede jüdische Familie ausmacht, diese Fülle von Leidenschaften, Tugenden, Entschlüssen, Entsagungen, Kämpfen, Siegen aller Art – wohin soll sie sich ausströmen, wenn nicht zuletzt in grosse geistige Menschen und Werke ! Dann wenn die Juden auf solche Edelsteine und goldene Gefässe als ihr Werk hinzuweisen haben, wie sie die europäischen Völker kürzerer und weniger tiefer Erfahrung nicht hervorzubringen vermögen und vermochten, wenn Israël seine ewige Rache in eine ewige Segnung Europas verwandelt haben wird : dann wird jener 7te Tag wieder einmal da sein, an dem der alte Judengott sich seiner selber, seiner Schöpfung und seines auserwählten Volkes freuen darf, – und wir alle, alle wollen uns mit ihm freuen. »3
Nietzsche invoque Yahvé et non point le Christ. Il ne se réserve donc aucun point de chute !
Dans « Menschliches Allzumenschliches » p. 475, in fine, Nietzsche rappelle pourquoi l’Europe doit être reconnaissante au judaïsme :
« in den dunkelsten Zeiten des Mittelalters, als sich die asiatische Wolkenschicht schwer über Europa gelagert hatte, waren es jüdische Freidenker, Gelehrte und Ärzte, welche das Banner der Aufklärung und der geistigen Unabhängigkeit unter dem härtesten, persönlichen Zwange festhielten und Europa gegen Asien verteidgten ; ihren Bemühungen ist es nicht am wenigsten zu danken, dass eine natürlichere, vernunftgemässere und jedenfalls unmytische Erklärung der Welt endlich wieder zum Siege kommen konnte und dass, der Ring der Kultur, welcher uns jetzt mit der Aufklrung des grieschich-römischen Altertums zusammenknüpft, unzerbrochen blieb. Wenn das Christentum alles getan hat, um den Okzident zu orientalisieren, so hat das Judentum wesentlich mit dabei geholfen, ihn immer wieder zu okzidentalisieren : was in einem bestimmten Sinne so viel heisst, als Europas Aufgabe und Geschichte zu einer Forsetzung der grieschischen zu machen ». 4
Peut-on faire un éloge supérieur ?
Peut-on mieux faire pour raviver des sympathies éteintes – voire allumer l’enthousiasme ?
Evoquer le nazisme en prononçant le nom de Nietzsche, c’est se rendre coupable d’un crime contre l’intelligence.
Léon Poliakoff cite avec délectation Nietzsche quand il se laisse aller à de joyeuses divagations à propos de croisements entre officiers prussiens et filles d’Israël qui doteraient le Brandebourg « d’une dose d’intellectualité » qui fait cruellement défaut à cette province.
Il n’avait que mépris et injures pour les brailleurs antisémites parmi lesquels figurait en bonne place son beau-frère Bernhard Förster.
Dans « Götterdämmerung », il écrit à propos de ses compatriotes : « Wieviel verdriessliche Schwere, Lahmheit, Feuchtigkeit, Schlafrock, wieviel Bier ist in der deutschen Intelligenz ? »5.
Ailleurs : « Sowie ich bin, in meinen tiefsten Instinkten allem, was deutsch ist, fremd, so dass schon die Nähe eines Deutschen meine Verdauung verzögert »6.
Nous avons pu vérifier à quel point il est pernicieux d’élever à la dignité de concept, les préjugés les plus communs.
Nous avons vu dans quels bas-fonds peut s’égarer le plus grand penseur quand le poids des instincts prend le dessus et pousse à un relâchement réflexif de plus en plus funeste.
A la lumière des nombreuses citations dont j’ai fait état, nous avons pu constater le degré hautement inquiétant que revêt dans la culture européenne l’instinct antisémite. Le délire n’est pas guéri. Ci et là, la guenon bouge de nouveau et nous entendons sa voix insolente tantôt « im teuschen Urwalde » tantôt sur les bords de la Seine.
Tous les hommes épris de justice, d’équité, de paix doivent dès lors rester vigilants et être prêts à dénoncer et à combattre sans compromis toutes velléités d’antisémitisme et de racisme tout court d’où qu’elles viennent.
Notre civilisation est à ce prix.
Chacun de nous doit assumer cette tâche. Il ne faut pas que le cauchemar qui hante George Steiner dans son livre « Sprache und Schweigen » puisse une fois encore se réaliser. Cet auteur qui est l’un des meilleurs critiques littéraires des temps présents, écrit d’une main tremblante ces phrases désespérées : « Manchmal wird mir bange, wenn ich meine Kinder betrachte, oder sie in der Stille des Zimmers atmen höre, denn ich habe die Bürde eines uralten Hasses auf ihre Schultern gelegt und Grausamkeit an ihre Fersen gehaftet »7.
1 « Ainsi une lutte contre les Juifs est toujours le signe d’individus mauvais, jaloux et lâches : et ceux qui y participent maintenant, doivent avoir une incommensurable bassesse d’esprit. »
2 « Ce que l’Europe doit au Juif ? Beaucoup de choses, bonnes et mauvaises, et surtout ceci, qui relève à la fois du meilleur et du pire : le grand style en morale, l’horreur et la majesté d’exigences infinies, de significations infinies, tout le romantisme et le sublime des énigmes morales, – donc précisément ce qu’il y a de plus attirant, de plus captieux, de plus exquis dans ces jeux de couleurs et ces incitations à vivre dont les dernières lueurs embrasent aujourd’hui le ciel de notre civilisation européenne, peut-être dans un dernier couchant. Nous autres artistes parmi les spectateurs et les philosophes, nous éprouvons à l’égard des Juifs de la reconnaissance. »
3 « Parmi les spectacles à quoi nous invite le prochain siècle, il faut compter le règlement définitif de la destinée des Juifs européens (…) Tout Juif trouve dans l’histoire de ses pères et de ses ancêtres une source d’exemples de froid raisonnement et de persévérance dans des situations terribles, de la plus subtile utilisation du malheur et du hasard par la ruse ; leur bravoure…leur héroïsme dépassent les vertus de tous les saints (…)
Et où donc s’écoulerait cette abondance de grandes impressions accumulées que représente l’histoire juive pour chaque famille juive, cette abondance de passions, de décisions, de renoncements, de luttes, de victoires de toute espèce, – si ce n’est, en fin de compte, dans de grandes œuvres et de grands hommes d’esprit ! C’est alors, quand les Juifs pourront montrer comme leur œuvre des joyaux et vases dorés, tels que les peuples européens d’expérience plus courte et moins profonde ne peuvent ni ne purent jamais en produire -, quand Israël aura changé sa vengeance éternelle en bénédiction éternelle pour l’Europe : alors sera revenu de nouveau ce septième jour où le Dieu ancien des Juifs pourra se réjouir de lui-même, de sa création et de son peuple élu – et nous tous, nous voulons nous réjouir avec lui ! »
4 « En outre aux temps les plus sombres du Moyen-Age, quand le rideau des nuages asiatiques pesait lourdement sur l’Europe, ce furent des libres penseurs, des savants, des médecins juifs qui maintinrent le drapeau des lumières et de l’indépendance d’esprit sous la contrainte personnelle la plus dure, et qui défendirent l’Europe contre l’Asie ; c’est à leurs efforts que nous devons en grande partie qu’une explication du monde plus naturelle, plus raisonnable, et en tout cas affranchie du mythe, ait enfin pu ressaisir la victoire, et que la chaîne de la civilisation, qui nous rattache maintenant aux lumières de l’Antiquité gréco-romaine, soit restée ininterrompue.
Si le christianisme a tout fait pour orientaliser l’Occident, c’est le judaïsme qui a surtout contribué à l’occidentaliser de nouveau : ce qui revient, en un certain sens, à faire de la mission et de l’histoire de l’Europe une continuation de l’histoire grecque. »
5 « Combien y a-t-il de lourdeur chagrine, de paralysie, d’humidité, de robe de chambre, combien y a-t-il de bière dans l’intelligence allemande ? ».
6 « Tel que je suis, étranger dans mes instincts les plus intimes à tout ce qui est allemand, à un point que le voisinage d’un Allemand suffit à retarder ma digestion. »
7 « Parfois, quand je regarde mes enfants ou que je les entends respirer dans le silence de leur chambre, je suis envahi par la peur, car j’ai mis sur leurs épaules le poids d’une haine ancestrale et j’ai gravé la violence sur leurs talons. »
Bibliographie succincte :
- A. Cohen : le Talmud, Payothèque.
- Michael Avi-Yonah : Geschichte der Juden im Leitalter des Talmud, Walter de Gruyter.
- Léon Poliakov : Histoire de l’antisémitisme, Pluriel.
- Dr Graetz : Geschichte der Juden, Leipzig, Oskar Leiner.
- Nietzsche : Die Götterdämerung – Menschliches Allzumenschliches – Morgenröte.





